Assouplir la carte scolaire va profiter aux plus favorisés
Voici un texte extrait du site de l'Observatoire des inégalités. Louis Morin est directeur de l'Observatoire des Inégalités Bonne lecture! Xavier Darcos, le nouveau ministre de l’éducation, l’a
annoncé sur France Info le 20 mai : dès la rentrée prochaine, la carte
scolaire devrait être assouplie. Elle pourrait selon lui être
totalement supprimée en 2008. « Lever le voile », « la fin de l’hypocrisie », « plus
de tabou ». La plupart des commentateurs approuvent cette idée qui
était défendue d’ailleurs par les deux principaux rivaux à l’élection
présidentielle, Nicolas Sarkozy comme Ségolène Royal. Le type même de
la fausse bonne idée qui va avoir des conséquences désastreuses pour
les familles peu diplômées. Elle a le mérite de mettre sur la place
publique les privilèges scolaires, mais elle illustre l’incapacité de
la société française à réfléchir à une transformation de fond de
l’école. La carte scolaire serait une hypocrisie. Il y aurait,
dit-on, 30 % de tricheurs. Ce chiffre suffirait pour légitimer
l’ouverture des frontières scolaires, soi-disant au bénéfice de
catégories populaires confinées dans des ghettos. Il est vrai que ceux
qui contournent les obligations de la carte scolaire sont le plus
souvent les ménages les plus diplômés, une sorte de "nouvelle
bourgeoisie intellectuelle", qui a davantage voté à gauche qu’à droite
le 6 mai. Le décalage entre les pratiques et les actes est parfois
frappant, d’où l’hypocrisie. Mais la réalité est plus nuancée quand on l’observe
dans le détail. Sur ces 30 %, les 20 % sont des familles qui optent
vers le privé et pour qui la suppression de la carte scolaire, par
définition, ne change rien (1). Il reste 10 % de dérogations, 8 % à
Paris (2). En gros, la capacité à déroger à la règle augmente avec le
niveau de diplôme : elle est inférieure à la moyenne chez les artisans,
commerçants, agriculteurs et ouvriers, mais elle atteint 14,6 % chez
les instituteurs et 18,6 % chez les professeurs. Eux-mêmes cherchent
d’ailleurs parfois à quitter les établissements peu favorisés quand ils
y enseignent. Bref : parmi ceux qui contournent le plus souvent le
découpage officiel on trouve ceux qui connaissent le mieux les rouages
du système (3). Mais ce sont aussi ceux qui devraient le plus les
respecter, à la fois car ils sont les principaux acteurs du système
éducatif, mais aussi parce qu’une partie de leur fonction est
d’enseigner le respect des règles. D’où un premier enseignement
important : les « racailles » de banlieues - dont on plaint
l’incivilité à l’école - ne sont pas les seules à enfreindre les règles
collectives : ce sport est une pratique partagée par toutes les couches
sociales, quand le besoin s’en fait sentir. Ces passe-droits sont choquants. Est-ce suffisant pour
abandonner la carte scolaire ? Raison médicale, frère, sœur ou parent
inscrit dans l’établissement, proximité du domicile, les raisons de ces
dérogations peuvent être nombreuses. Rien ne dit que toutes sont
injustifiées. Admettons que la moitié des dérogations – ce qui est déjà
une forte proportion – le soit : on compterait au total 5 % de
« tricheurs ». Lever l’hypocrisie consiste donc à généraliser une
pratique très minoritaire. L’argumentaire de ceux qui veulent assouplir
la carte scolaire revient à remplacer tous les stops par des « cédez le
passage », au motif que l’arrêt complet est bien souvent oublié… Mais surtout, les « abolitionnistes » ne mesurent pas
les conséquences de leurs propositions. La carte scolaire est loin
d’être la seule barrière entre les catégories populaires et les écoles
des enfants de privilégiés, les premiers n’iront pas s’inscrire en
masse dans les « beaux quartiers », la Courneuve ne débarquera jamais
dans le 7e arrondissement de Paris. Ceux qui veulent la fin de la carte
scolaire le savent, sa suppression ne débouchera pas sur une forte
mobilité des élèves. Si c’était le cas, les établissements favorisés
n’auraient jamais la capacité d’accueillir les enfants des zones
défavorisées, et toute l’architecture du système tomberait. Pour répondre à cet argument, Xavier Darcos - à la
suite de Nicolas Sarkozy - a annoncé que la carte scolaire serait
remplacée par des critères de mixité sociale dans les établissements.
Mais alors, comment, concrètement, établir ces
critères ? Notons d’abord que pour évaluer la mixité, il ne suffit pas
de connaître la composition sociale de l’établissement, mais il faut
aussi celle de sa zone géographique de recrutement. Ce qui s’appelle...
la carte scolaire. Et si l’on veut améliorer la mixité dans les faits,
il ne suffit pas que quelques élèves de zones d’éducation prioritaire
quittent leur quartier pour améliorer la mixité des établissements
favorisés. Il faut aussi que les jeunes des beaux quartiers aillent
étudier dans des établissements moins réputés... On suivra avec attention la mise en place de cette
"nouvelle mixité sociale", mais personne n’est dupe en vérité. Compte
tenu du poids politique des parents dont les enfants fréquentent les
meilleurs établissements, on sait d’ores et déjà ce qui va se passer à
partir de la rentrée prochaine. L’assouplissement va se transformer en
un vaste jeu de choix de l’école, non pas pour les catégories
populaires, mais pour les catégories situées juste en-dessous des plus
favorisés, disons des 15 % de parents relativement diplômés. Quelques
établissements réputés vont se donner bonne conscience en accueillant
une poignée de bons élèves venus des quartiers défavorisés. Les écoles
les moins réputées vont se vider de ces éléments moteurs, renforçant
encore la fracture sociale scolaire. On peut craindre le pire pour ces
collèges déjà en situation difficile. Paradoxe ultime, grâce à un
enrobage savant les plus pénalisées seront les couches sociales peu
diplômées, qui ont porté Nicolas Sarkozy à la présidence de la
République... Cet épisode de la carte scolaire est très révélateur de
l’état du débat public français en matière d’éducation. Il existe
d’autres solutions que la suppression de la carte scolaire. Rien
n’empêche de se donner les moyens de faire respecter « l’ordre » qui a
le vent en poupe : mettre en place des contrôles, limiter le choix des
options, redessiner les contours de la carte scolaire pour mieux
dissocier les quartiers des établissements. Heureusement d’ailleurs,
certaines académies font déjà ce travail sans le claironner sur tous
les toits, dans la limite de leurs pouvoirs au niveau local. Il faut aussi s’interroger sur les raisons de fond de
la « triche ». La plupart des parents - ceux que l’on entend le moins -
ont un profond respect du système. Une partie des parents ont de bonnes
raisons de chercher à éviter à leurs enfants l’ambiance de certains
établissements (4) et mettent alors leurs convictions dans leur poche :
il est simpliste de leur jeter la pierre. Il ne faut pas oublier que
les couches les plus aisées, qui ont les moyens de se loger dans les
quartiers favorisés, ont rarement besoin de mettre en oeuvre des
stratégies de contournement pour envoyer leurs enfants dans de "bonnes
écoles". Enfin, dans un contexte de surenchère par rapport à l’école,
l’anxiété des enfants et des parents est énorme par rapport à d’autres
pays et elle se diffuse même là où les enjeux sont beaucoup plus
faibles (5). Cette peur est alimentée sans vergogne par quelques
démagogues de l’école pour faire des succès éditoriaux. Elle donne des
ailes aux vendeurs de cours privés, subventionnés par la collectivité
par des réductions d’impôt qui coûtent à l’Etat sans doute autant que
ce qu’il dépense dans les ZEP ! La seule façon de renverser la vapeur est de renforcer
considérablement les moyens des établissements les plus défavorisés. La
véritable hypocrisie, c’est celle des zones d’éducation prioritaires
dont on estime qu’elles sont un échec alors qu’elles n’ont jamais eu
les moyens de faire la différence. Le milliard supplémentaire annoncé
pour les ZEP par le nouveau chef de l’Etat est une bonne chose, mais il
ne représente qu’un cinquième de ce qui sera accordé aux foyers les
plus fortunés par la réduction des droits de succession... Au-delà, les
difficultés scolaires n’existent pas que dans une minorité de
territoires défavorisés. A l’inverse de la politique de concentration
des moyens actuelle, il faut investir largement sur un ensemble plus
grand encore d’établissements, par exemple en lieu et place de la
politique de diminution d’impôts. Rien ne dit qu’on arriverait pas
alors à réduire la triche à un niveau résiduel de façon beaucoup plus
efficace qu’avec la suppression de la carte scolaire. Le débat actuel est aussi emblématique du faible
intérêt pour une réforme en profondeur de l’école. Il s’agit d’utiliser
la démagogie pour faire « populaire ». Le problème de l’école
aujourd’hui, c’est qu’elle est pour une bonne part formatée sur le
modèle des catégories favorisées : importance démesurée accordée aux
humanités contre les techniques, orientation de plus en plus précoce,
qui dirige les enfants (fils et filles de catégories populaires) vers
les filières qui leur sont prédestinées, évaluation trop fréquente et
peu formatrice qui fragilise encore les plus fragiles, jusque
l’introduction d’une « note de vie scolaire » pour stigmatiser encore
plus les enfants en difficulté, inégalité considérable de moyens entre
université et grandes écoles, etc. Depuis plus de dix ans, les
politiques éducatives vont à l’inverse de l’égalité des chances. L’élite intellectuelle du pays va applaudir à la
nouvelle politique scolaire, qui va profiter à ses enfants. Car en son
sein, ceux qui songent à une réelle transformation restent
ultra-minoritaires. Sur fond de lamentation sur la baisse du niveau
scolaire (plainte constante depuis un siècle), les catégories
favorisées de droite comme de gauche défendent bec et ongles l’école
d’avant-hier. Tout autre discours est analysé comme un affaiblissement
de la qualité du savoir transmis, qui pénaliserait finalement les moins
bien formés. Ce faisant, ces couches sociales tentent de maintenir ou
renforcer des privilèges scolaires, comme a pu le faire la noblesse au
XVIII siècle avec ses titres. Bizarrement, on assiste à une sorte de convergence
d’intérêt entre des conservateurs traditionnels de « l’élitisme
républicain », défendant clairement un modèle, et un public beaucoup
plus large qui craint – à juste titre - la tentation libérale et des
effets de l’économie de marché appliquée à l’école sans trop se rendre
compte qu’il défend du coup une école inégalitaire. En attendant,
l’immense majorité des parents que l’on n’entend pas, ne comprend pas
le sens du débat public sur l’école, leur demande n’étant pas de
changer d’école, mais d’avoir une meilleure qualité d’enseignement dans
un système plus égalitaire. Louis Maurin Le 20 mai 2007. Ce texte est une version révisée du texte paru le 16 septembre 2006. (1) Pour en savoir plus : « Le choix de l’établissement
au début des études secondaires », Note d’information n°1.42, août
2001.
(2) « La sectorisation, l’affectation et l’évitement scolaire dans les
classes de sixième à Paris en 2003 », Education et formations n°71,
juin 2005.
(3) Il faut aussi prendre en compte le fait que certains enseignants
dérogent à la carte pour un aspect pratique : avoir ses enfants dans
l’établissement où ils exercent.
(4) Moins que la qualité des enseignements eux-mêmes.
(5) Il faudrait d’ailleurs s’intéresser aux conséquences du
surinvestissement scolaire et du poids qu’il fait peser sur les jeunes
français en particulier. Tous, même dans les catégories favorisées, ont
du mal parfois à le supporter.
L’assouplissement de la
carte scolaire dès la rentrée prochaine, comme l’a annoncé le nouveau
ministre de l’éducation Xavier Darcos, va renforcer les inégalités au
profit des catégories diplômées. Le point de vue de Louis Maurin,
directeur de l’Observatoire des inégalités.